La crise sanitaire : un « stress test » grandeur nature pour la démocratie
Certains d’entre nous ont pu être choqués par les images de l’intervention policière dans une habitation de Waterloo (Belgique, arrondissement du Brabant wallon) le samedi 19/12.
Nous ne connaissons pas tous les tenants et aboutissants de cette affaire à ce stade et il importe donc de faire preuve de nuances, sans chercher à accabler tel ou tel individu. Il reste que, quelles que soient les circonstances, ces images pourraient illustrer un usage disproportionné de la force par certains policiers.
La question qui nous occupe n’est pas celle de la légitimité ni même de la légalité des mesures « Covid ». Ces dernières sont sans doute discutables mais tel n’est pas notre propos aujourd’hui. Notre propos n’est pas non plus de savoir si inviter quelques amis à la maison constitue une infraction. C’est évidemment le cas dans le contexte juridique actuel.
Il nous semble plus fondamental aujourd’hui de rappeler certaines règles juridiques élémentaires qui constituent les fondements de notre démocratie et limitent l’exercice de la contrainte dans un Etat de droit, même en temps de « crise ».
Le domicile est inviolable (art. 15 de la Constitution)
Ainsi, il est juridiquement inexact de prétendre que la police peut pénétrer de force dans une habitation en cas de tapage nocturne. La loi est claire : le tapage nocturne constitue une contravention ou une infraction administrative et dans aucune de ces hypothèses il n’est permis de déroger à l’inviolabilité du domicile. La police ne peut entrer dans une habitation, dans ce contexte, qu’avec l’accord préalable et écrit du propriétaire. Pénétrer dans une habitation sous prétexte de tapage nocturne pour, en réalité, constater des infractions « Covid » constitue un détournement de la loi qui ôte toute légalité à l’intervention policière. (voir à ce sujet la carte blanche de MMes. COLETTE-BASECQZ et DELAISSE dans Le Soir https://plus.lesoir.be/344056/article/2020-12-19/la-chronique-carta-academica-bulles-sociales-et-covid-19-un-reveillon-qui-fait).
Si les infractions en matière de règles « Covid » constituent des délits qui pourraient alors fonder l’intrusion des policiers dans une habitation, encore faut-il que ces policiers recueillent des éléments qui rendent pratiquement certaine l’existence de l’infraction. Aux étudiants en droit, on enseigne qu’est « flagrant » le délit qui est en train ou qui vient de se commettre : l’infraction qui nécessite des investigations pour savoir si elle a été commise ou non n’est, par définition, pas flagrante. Il est douteux que, dans l’hypothèse qui a donné à l’intervention policière litigieuse, les policiers aient pu acquérir une telle quasi-certitude.
Il s’impose ici que le public comprenne bien la portée de la directive des procureurs généraux qui exige que les policiers recueillent l’accord d’un magistrat de parquet avant de pénétrer de force dans une habitation. La prétendue « autorisation » préalable du parquet ne constitue pas une condition prévue par la loi. Les hauts magistrats du Royaume ont prévu cette règle précisément pour que soit mis en place un contrôle préalable de la légalité, et donc de la nécessité et de la proportionnalité, de l’intrusion envisagée, par une autre autorité que policière. Cette mesure démontre que les instances judiciaires souhaitent s’assurer de ce que cette analyse ne repose pas seulement sur les épaules des policiers, dont certains pourraient faire preuve d’élans un peu trop enthousiastes.
Encore faut-il que les magistrats eux-mêmes ne versent pas dans un tel enthousiasme délétère et exercent leur esprit critique avant d’autoriser l’intrusion dans un domicile dont l’inviolabilité constitue un principe fondamental.
Il nous semble important encore d’insister sur les distinctions à opérer entre différents types d’infractions. Le principe de proportionnalité impose que les mesures d’enquête et d’intervention soient proportionnelles à la gravité de l’infraction.
Le Collège des procureurs généraux a ici édicté des directives qui nous semblent adéquates en opérant une distinction entre les « simples infractions Covid » et les « lockdown parties ». Plus l’infraction suspectée est grave, plus les mesures pourront être intrusives dans la vie privée. Il en résulte qu’on ne peut traiter sur le même plan la « grosse fiesta » regroupant des dizaines de personnes dans un entrepôt ou un gîte et le simple fait qu’un gamin de quinze ans invite cinq copains à dîner ou encore que des frères et soeurs se retrouvent chez leurs parents le soir de Noël. Ces situations justifient des mesures différentes de la part de policiers parce que la gravité de l’infraction n’est pas la même.
Ce message de tempérance et de prudence ne semble pas avoir été toujours bien relayé dans les médias ni compris dans la population. Peut-être existe-t-il aussi une volonté plus moins consciente de « faire peur » à des fins dissuasives en ne clarifiant pas suffisamment le message.
Dans ce contexte, on doit encore préciser que les règles en matière de protection du domicile ne s’appliquent pas à tout immeuble. Celles-ci ne s’appliquent qu’aux lieux d’habitation (et leurs dépendances telles qu’un jardin clos ou un garage). Un entrepôt ou une salle des fêtes ne constitue a priori pas un domicile protégé. On peut discuter de la question de savoir si un gîte servant temporairement d’hébergement est ou non susceptible d’être protégé. En revanche, une habitation servant de logement permanent est en principe inviolable.
Sur un plan purement sanitaire, il est également permis de s’émouvoir de ce que six, sept ou dix policiers fassent irruption dans un domicile en pleine crise sanitaire et en violation des règles en matière de regroupement. N’est-il pas à craindre qu’eux-mêmes contaminent les habitants ? Etant donné leurs nombreux rapprochements avec toutes sortes de personnes, par le fait même de leur travail, ne constituent-ils pas un risque supérieur à celui que crée le regroupement de quelques jeunes dont il est probable qu’ils se croisent fréquemment, à l’école par exemple ?
Quelles que soient les circonstances, l’usage de la force doit être « raisonnable et proportionné »
S’agissant d’une intervention policière du type de celle qui nous a interpellés, il convient de rappeler que :
- la violation de domicile constitue un délit (article 439 du Code pénal)
- il en va de même de l’usage illicite de la force (art. 257 du Code pénal)
- en donnant des coups ou causant des blessures, ils sont punissables sur pied des articles 398 et suivants du Code pénal)
- les peines prévues par la loi sont spécifiquement aggravées si elles sont commises par des agents de la force publique (art. 266 du Code pénal).
Quant aux faits de rébellion qui semblent reprochés aux personnes interpellées samedi soir, il importe de connaître les gestes qu’elles auraient posés à l’égard des policiers avant que ceux-ci ne décident de faire usage de la force. Dans ce cadre, on rappellera que le particulier qui oppose une résistance aux comportements abusifs des policiers n’est pas punissable de faits de rébellion. En d’autres termes, celui qui s’oppose à une intervention policière manifestement illégale, telle que l’intrusion illégale dans un domicile, ne peut pas être puni. C’est ce qu’on appelle en droit une cause de justification.
En vertu de l’article 37 de la loi sur la fonction de police, tout fonctionnaire de police « peut, en tenant compte des risques que cela comporte, recourir à la force pour poursuivre un objectif légitime qui ne peut être atteint autrement. Tout recours à la force doit être raisonnable et proportionné à l’objectif poursuivi. » Même en cas d’agression subie par la police, l’usage de la force doit être strictement proportionné. A en croire ce que la presse relate, on peut douter du caractère proportionné du recours à la force dans ce cas précis.
Les citoyens ont le droit de filmer les policiers en intervention
Enfin, il semble qu’en réalité, ce qui a mis le feu aux poudres, c’est le comportement d’un habitant ayant consisté à filmer les policiers. C’est évidemment un sujet sensible, comme en témoigne en France le vif débat autour de l’article 24 du projet de loi « Sécurité globale » qui visait précisément à interdire que des policiers soient filmés. La difficulté provient précisément de ce que, à défaut de pouvoir filmer, des particuliers victimes de violences policières se retrouvent généralement sans moyen de preuve. On le voit dans le cas qui nous occupe : à défaut d’avoir pu filmer l’intervention et ses excès, comment les particuliers auraient-ils pu en rapporter la preuve ? La vidéo litigieuse semble d’ailleurs montrer qu’une jeune policière fait tomber le GSM de la jeune fille qui la filme, ce qui constitue à tout le moins une voie de fait (article 563 du Code pénal), voire une destruction d’objets mobiliers avec violences ou menaces (article 530 du Code pénal), pénalement punissables.
La loi belge n’interdit pas à un particulier de filmer des policiers en cours d’intervention. Il serait bon de le rappeler aux policiers qui peuvent certes trouver cela désagréable mais doivent l’accepter. Ce qui pourrait poser difficulté, c’est la diffusion de telles images qui, dans certaines circonstances, peut constituer une infraction. Mais, au cours de leur intervention, les policiers ne peuvent présumer que les images seront diffusées, éventuellement de manière illégale, et ne peuvent donc en aucun cas empêcher l’enregistrement.
Les excès policiers doivent être dénoncés et sanctionnés
Quant aux faits litigieux, la population est en droit d’attendre que le Procureur du Roi territorialement compétent confirme avoir ouvert une enquête au sujet de l’intervention policière et en avoir confié l’exécution au Comité de contrôle des services de police (Comité P). A défaut, la procédure accélérée dont font l’objet les prétendus contrevenants paraît illustrer un insupportable « deux poids, deux mesures ». En effet, en principe, les suspects sont convoqués devant le tribunal à l’issue d’une enquête et non à ses débuts. La procédure déjà lancée laisse croire à un parti pris puisque les policiers, eux, ne sont pas poursuivis. Un peu comme si l’issue de l’enquête était déjà connue…
On pourrait également attendre du Collège des procureurs généraux qu’il communique clairement à la suite de cet incident. Non pas pour se prononcer sur les faits, surtout si une enquête est en cours, mais bien pour rappeler ce qui est permis et ce qui est interdit dans l’usage de la force par les policiers. Il serait utile qu’ils précisent explicitement qu’aucune intrusion n’est permise dans un domicile privé pour des faits de tapage nocturne et que pénétrer de force dans un local ne sera possible qu’en cas de certitude raisonnable de ce qu’une véritable « lockdown party » est en cours.
La pression excessive mise sur les services de police est tout aussi improductive que délétère. Les gens n’ont pas besoin de père fouettard pour respecter l’essentiel des règles sanitaires. En orientant les recherches vers les domiciles des particuliers pour vérifier si Papy et Mamy ne reçoivent pas trois personnes au lieu de deux, on mobilise inutilement les forces de l’ordre sur un enjeu qui n’en vaut vraiment pas la peine. Pendant ce temps-là, qui s’occupe des vols dans les habitations, des trafics de stupéfiants ou des violences conjugales… ?
On sait aussi que l’inaction des responsables policiers et judiciaires face aux comportements illicites de certains fonctionnaires jette l’opprobre sur l’ensemble des policiers dont l’immense majorité tient à exécuter ses missions dans le respect de la loi.
Nous invitons enfin les Parlementaires à questionner les Ministres de la Justice et de l’Intérieur afin d’obtenir des réponses satisfaisantes à ce sujet. Ajoutons dans ce contexte que le Ministre de la Justice dispose de la faculté de donner injonction aux parquets de diligenter une enquête sur des faits infractionnels. C’est le moment pour lui de s’assurer de ce qu’une telle enquête est bien en cours et, à défaut, de l’ordonner.
Stress-test grandeur nature
A la suite de la crise financière de 2008, les institutions financières ont été soumises à des « stress tests » afin de vérifier de quelle manière elles se comporteraient en cas de nouvelle crise.
La crise sanitaire que nous vivons constitue un « stress test » en direct et grandeur nature pour la démocratie. La manière dont nos institutions assurent le respect de nos libertés fondamentales en période de crise en dit plus long que tous les discours convenus à ce sujet. Liberté d’expression, liberté de vivre sa vie de famille et surtout, inviolabilité du domicile ne peuvent être foulés au pied lorsque la situation devient tendue. A défaut, tout l’édifice bâti depuis la Révolution française jusqu’à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale risque d’être mis en péril sans que l’on puisse voir les bénéfices que nous pourrions en escompter.
Damien DILLENBOURG Catherine BURTON Avocat B JUST Avocate-Médiatrice agréé B JUST
Merci, merci , merci !